Sommaire du numéro
N°75 (3-2004)

Jusqu’au bout de la forêt?
Causes et mécanismes de la déforestation en Amazonie brésilienne

 

François-Michel Le Tourneau 

CNRS/CDS-UnB

Résumés  
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De nouveau, après la publication des chiffres de la déforestation en Amazonie brésilienne pour l’année 2002 (voir encadré 1), un constat s’impose: alors que l’Amazonie est un des principaux foyers de biodiversité de la planète — et malgré de nombreux programmes nationaux et internationaux — le défrichement de la forêt, et son remplacement par des systèmes agricoles simples (élevage bovin, monoculture du soja par exemple), reste la voie économique la plus rentable. Jusqu’où?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de prendre un peu de recul et de définir de plus près les termes dans lesquels elle est posée. Ou, si l’on veut, il faut en premier lieu tenter de répondre à une série d’autres questions: quelle région appelle-t-on «Amazonie brésilienne», quels sont les causes et les acteurs de la déforestation? quelle est l’étendue des dégâts? quels mécanismes sont mis en place pour la contrer? La question devient ainsi plus complexe et les réponses soulignent presque toutes le poids des politiques publiques menées, hier comme aujourd’hui, dans la région. En toile de fond, un débat brûlant: dans quelle mesure la déforestation profite-t-elle à l’économie brésilienne? Et dans quelle mesure est-elle légitime?

L’Amazonie et le déboisement: immense région, grande dévastation

Tableau 1. Les types de végétation en Amazonie brésilienne et leurs superficies
(Atlas de l’IBGE, 1993 Les chiffres sont arrondis et la terminologie brésilienne conservée.)

Au Brésil, les statistiques officielles de la déforestation portent sur une région dont la définition n’est ni géographique, ni hydrographique, ni fondée sur les associations végétales ou sur les limites des États fédérés: l’«Amazonie légale», vaste région au bénéfice de laquelle l’État fédéral avait décidé en 1946 de réserver 3% de son budget et dont les contours ont été définis en 1953 (Benchimol, 1977). Pour des raisons politiques évidentes, on a taillé large, si bien que l’ensemble représente 5 millions de kilomètres carrés, soit près de 60% de la superficie du Brésil, dont environ 4 millions seraient recouverts de forêts de densités variables (tableau 1).

À l’exception de la collecte des produits de la forêt, dont le rôle économique est très modeste, la plupart des activités rurales de la région se développent à partir de la destruction de la couverture forestière afin de libérer le sol pour les cultures, «déforestation», «déboisement» ou encore «défrichement» selon les auteurs. Cette déforestation peut se produire très localement, par exemple dans le cas des systèmes de défriche-brûlis des populations traditionnelles qui touchent des surfaces de plus ou moins un hectare, abandonnées à la reconquête forestière en trois à cinq ans (Droulers, 1995; Théry, 1997). Elle peut aussi se dérouler à très grande échelle, notamment dans le cas de l’installation de grandes monocultures, certaines exploitations pouvant défricher plus de 5 000 hectares en une seule année. Sur l’ensemble de la région, l’estimation de l’INPE (voir encadré 2) est qu’en 2002 le total des surfaces défrichées aurait atteint 630 000 km2, soit 12,6% de la superficie de la région (PRODES, 2003). Le rythme annuel depuis environ 10 ans est de plus ou moins 20 000 km2 de forêt détruits par an, avec des périodes de plus faible activité (11 000 km2 en 1990-1991) et des pics (30 000 km2 en 1994-1995 et 25 000 en 2001-2002), soit environ 0,5% de la superficie encore en forêt par an (PRODES, 2002).

L’Amazonie et le déboisement: immense région, grande dévastation

1. La déforestation en Amazonie brésilienne (© FMLT, CNRS/CDS-UnB)

On notera qu’au-delà de la destruction pure et simple, la forêt subit d’autres atteintes, parfois aussi graves. L’action des forestiers illégaux, par exemple, se marque par l’appauvrissement des régions concernées en espèces nobles et par la déstructuration du couvert, exigeant des décennies de récupération et élevant considérablement les risques d’incendie (Nepstad et al., 1999). L’action des chercheurs d’or, en plus de perturber le cours de fleuves en libérant de grandes quantités de sédiments, diffuse de grandes quantités de mercure dans les milieux aquatiques, qui contaminent au fur et à mesure la chaîne alimentaire.


Les formes de la déforestation.
En haut, grandes propriétés d’élevage; au centre «arêtes de poisson», motif créé par la juxtaposition des lots de réforme agraire; en bas, le désordre d’un front pionnier en Rondônia, mélangeant grande propriété, installations spontanées et lotissements de la réforme agraire (images du capteur américain Landsat 7 ETM+ acquises en 2001 (source INPE), combinaison des bandes 3, 4, 5).

Enfin, les régions de grande monoculture installées en amont des grands affluents de l’Amazone répandent de grandes quantités de pesticides dans les eaux qui baignent la forêt, dont les conséquences sont encore à étudier. Les régions les plus touchées par le déboisement composent un vaste arc au sud de l’Amazonie (que les Brésiliens eux-mêmes appellent «l’arc de déforestation»), s’étendant de la frontière avec le Pérou jusqu’à l’océan Atlantique (carte 1) et couvert principalement de forêts peu ou moyennement denses qui bordent le sud de la grande forêt (environ 60% du total des défrichements enregistrés). Cet arc se déplace lentement vers le nord, c’est-à-dire en direction de la forêt profonde, mais certains axes y ont permis une entrée directe: la route BR-364 en Rondônia et la Transamazonienne ont été les foyers d’un intense déboisement depuis les années 1970, et beaucoup craignent que la route BR-163, reliant Cuiabá, au sud, et Santarem, au nord, ne soit le théâtre du même phénomène.

L’origine de la déforestation peut être la colonisation agricole issue de la réforme agraire (Rondônia, Transamazonienne), ou l’arrivée massive d’entreprise privées de colonisation (Mato Grosso), ou l’entrée dans la région de grandes multinationales bénéficiant des aides fiscales de l’État dans les années 1970 (Maranhão, Pará). Généralement, ces trois causes se retrouvent dans toutes les régions dans une proportion qui contribue à déterminer les identités régionales.

Certaines zones sont, quant à elles, restées éloignées de la déforestation généralisée, comme les États d’Amapá, de Roraima ou d’Amazonas, qui n’ont vu jusqu’ici que des implantations ponctuelles de projets de colonisation et sont pour l’essentiel de leurs territoires à l’écart des grandes infrastructures de communication.

Causes et acteurs de la déforestation (voir diaporama)

Activité menée sur une grande échelle, présente dans des régions fort différentes, la déforestation n’est pas une politique définie, mais la résultante d’un grand nombre d’efforts individuels qui vont dans le même sens. Elle est ainsi le produit de mécanismes politico-économiques complexes et implique un grand nombre d’acteurs sociaux. Malgré la diversité des espaces impliqués, quelques traits principaux peuvent être résumés.

La déforestation en Amazonie trouve son origine dans l’action résolue de l’État fédéral qui, à partir des années 1950 et pour des raisons stratégiques, a entrepris de mener une politique d’intégration des régions périphériques (en fait plus de la moitié du pays, peu peuplée et presque inconnue) (Becker, 1990 et 2001; Droulers, 1995; Théry, 1997; etc.). Il a pour ce fait bâti une vaste infrastructure de transports (routes Brasília-Belém et Brasília-Acre dans les années 1950-1960 et 1970, Transamazonienne et Route Périmétrale Nord dans les années 1970), proposé des avantages fiscaux aux entreprises s’installant en Amazonie, investi dans un grand projet de cartographie de l’ensemble de la région(1) et lancé un vaste programme de colonisation agricole, ce dernier visant également à alléger les tensions rurales dans d’autres parties du pays. Ainsi, de manière accélérée après 1970, la déforestation cessa d’être une pratique transitoire pour devenir une conversion définitive de l’occupation du sol. Ne nécessitant qu’un faible investissement et donnant des retours financiers rapides, l’élevage bovin fut immédiatement la modalité choisie par la grande majorité des nouvelles exploitations.

Plusieurs chaînes d’acteurs sociaux se mirent alors en place dans les régions amazoniennes, en fonction du type de colonisation pratiquée et selon un mécanisme qui continue de se reproduire dans les régions pionnières(2). Dans les cas de régions «ouvertes» par les grandes exploitations, les grands propriétaires défrichent rapidement de vastes zones pour assurer leur prise de possession de la terre, créant des exploitations qui ne s’avèrent pas toujours rentables mais dont l’intérêt principal, outre le prestige social, est la spéculation foncière. Dans le cas de régions allouées à la petite colonisation par la politique de réforme agraire, des familles de paysans sont installées sur des lots égaux(3), mais la différenciation sociale fait rapidement son apparition, certains réussissant à acheter les lots de leurs voisins et se bâtissant ainsi des propriétés de taille moyenne. Rares sont les régions où les petits propriétaires réussissent à se maintenir, et la plupart du temps eux aussi optent pour l’élevage bovin. La question de savoir si «la déforestation est plus le fait des petits colons ou des grands propriétaires» est une querelle byzantine dans la mesure où toute activité agricole en Amazonie s’implante au détriment de la couverture forestière(4). La réponse dépend en général de la région considérée et de la proportion de petites et de grandes propriétés qui s’y trouvent.

Derrière toutes ces implantations se dessine en filigrane un acteur important en la personne du forestier. Il permet souvent la viabilité des premières installations en achetant les bois nobles qui se trouvent sur les terrains à déboiser, ou en les échangeant contre des services (ouverture de pistes, transport…). Les forestiers constituent un groupe politique local puissant en raison du volume financier qu’ils manipulent, toujours à la recherche de zones vierges à exploiter — la foresterie amazonienne exploitant dans son immense majorité des aires naturelles et non des forêts de plantation. Souvent vue comme une conséquence de la «course à la terre» lancée en Amazonie, leur action serait aujourd’hui devenue l’un des moteurs de la frontière agricole(5), indépendamment des campagnes de boycottage qui apparaissent parfois en Europe: le bois amazonien est consommé à 75% au Brésil même (IMAZON, 1999), où le marché ne cesse de croître.

Bien que nouveau, un groupe apparaît ces dernières années comme l’un des grands acteurs de la déforestation: celui des planteurs de soja. Entrés en Amazonie légale pour profiter de la productivité végétale élevée (à la différence des éleveurs, pour qui la motivation fut avant tout foncière, même si la forte productivité des pâturages a fini par devenir une raison importante), leur activité est tout bonnement frénétique: entre 1990 et 2002, l’État du Mato Grosso a bondi du troisième au premier rang des producteurs de soja brésilien, multipliant sa production par quatre et atteignant près de 12,7 millions de tonnes en 2002 — soit près de 7% de la production mondiale. Au vu de la performance du Brésil sur le marché mondial du soja et des revenus ainsi engendrés(6), les perspectives sont d’une progression résolue en direction de la forêt dense(7).

Face à la marée, des digues efficaces?

2. Effectif de bovins et production de soja en Amazonie brésilienne.
Les cartes statistiques font clairement apparaître la progression de l’élevage bovin et du soja dans les zones forestières (dont le contour est ici simplifié) entre 1990 et 2001. Source IBGE, © FMLT, CNRS/CDS-UnB, 2003.

Déjà dans le Nord du Mato Grosso, on perçoit nettement la pression des planteurs de soja pour «ouvrir» de nouvelles terres, et le sursaut de la déforestation en 2002 peut leur être attribué. Preuve de la prégnance de cette activité dans la vie locale, les naïades dénudées des équipementiers automobiles désertent aujourd’hui les murs des bars locaux au profit soit d’arides publicités vantant les mérites des produits Dupont ou Monsanto, soit de petites annonces de terres à vendre «pour planter du soja»…

La progression du soja souligne une nouvelle tendance dans la déforestation, ou tout au moins un dédoublement. Dans les années 1970 et 1980 on peut affirmer que le déboisement était motivé essentiellement par la spéculation foncière ou l’activité de subsistance des petits propriétaires. De nombreuses critiques à son sujet pointaient justement le manque de perspective de production et l’introduction d’un système inadapté aux conditions naturelles de l’Amazonie, risquant de la transformer rapidement «d’enfer vert en désert rouge» du fait de la compaction des sols et de la perte de fertilité (Goodland, 1975). À partir des années 1990, deux nouveaux produits amazoniens ont trouvé leur place sur les marchés mondiaux: la viande de boeuf (vendue généralement au Brésil, mais profitant d’un appel d’air dans le marché brésilien causé par l’exportation(8) depuis d’autres régions du pays) et le soja. La progression rapide de ces deux productions, qui doivent leur succès à leur coût de production très bas, indique clairement que les producteurs ont su installer des itinéraires techniques à même de préserver la durabilité de leurs patrimoines fonciers (entretien correct des pâturages, amendement des sols, mécanisation, semis direct dans le cas du soja). La déforestation, en grande partie, est donc désormais le fruit d’une claire rentabilité économique et non plus la conséquence de manoeuvres politiques locales.

Si la déforestation est restée élevée tout au long des années 1990, parallèlement, de nombreuses stratégies de protection des régions forestières ont vu le jour. Leurs origines remontent au moment du retour à la démocratie, en 1985, alors que la place croissante de l’écologie dans les préoccupations des opinions publiques des grands pays industrialisés apporte un souci supplémentaire au Brésil, dont la situation économique est difficile: depuis les grands programmes d’infrastructure implantés en Amazonie dans les années 1970-1980, le Brésil n’a pas bonne presse auprès des grandes organisations écologistes et il est régulièrement l’objet de campagnes virulentes, par exemple lors de la mort de Chico Mendes (1988), devenu une icône de la lutte pour la protection des forêts. Pour continuer de compter sur les grands financements dont il a besoin (auprès de la Banque Mondiale et de la BIRD entre autres), le gouvernement brésilien lance une série d’actions destinées à faire la preuve de sa bonne volonté dans le domaine de l’environnement.

Dès le mandat du président Sarney (1985-1990), on crée un Institut chargé de protéger l’environnement (IBAMA) à partir d’agences éparses, un grand programme de surveillance de l’Amazonie, etc. Sous le mandat du président Collor (1990-1992) se tient à Rio de Janeiro le fameux «sommet de la terre», et des gestes concrets sont concédés, comme l’homologation de la terre indigène Yanomami (96 500  km2). Le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1994-2002), avec l’appui du programme du G7 pour la préservation des forêts tropicales du Brésil, fait encore plus de gestes de ce type, élevant à environ 1 575 000 km2 (soit 31,5% de l’Amazonie(9)) les zones protégées légalement contre la déforestation. Par ailleurs, des plans «rationnels» ou «durables» d’occupation des sols sont promus dans certains États, mais leur mise en pratique est plus que problématique.

D’une manière générale, ces politiques portent leurs fruits, non pas tant dans la réduction du rythme de la déforestation, dont les oscillations annuelles semblent bien plus liées aux circonstances économiques et au prix de la terre, mais dans la création de vastes ensembles à peu près intacts(10) malgré les rudes pressions auxquelles ils sont soumis, comme le parc du Xingu et les Terres Indigènes connexes ou la Terre Indigène Yanomami. En revanche, malgré les investissements du PPG7 et la mise au point d’itinéraires technologiques diversifiés, l’exploitation durable des ressources de la forêt ne dépasse pas le cadre d’expériences isolées dont la reproductibilité — et le financement — ne sont pas assurés. Le choix reste donc pour le moment, du moins pour les populations locales et le gouvernement, entre la préservation ou la production. Or si près de 32% de l’Amazonie sont aujourd’hui protégés et 15% déjà déboisés (carte 3), il reste encore de vastes zones, en particulier dans les États d’Amazonas et du Pará, au cœur de la forêt, dont le destin n’est pas défini.

La primauté de la question politique

3. Amazonie: un zonage de fait
Avec des statuts définis en droit ou dans les fait, une grande partie de l’Amazonie fait déjà l’objet d’un zonage de fait (source: IBGE, MMA, FUNAI, ISA, etc.).

Les politiques «écologiques» visant à limiter la déforestation ou les atteintes à la forêt ont toujours été un tant soit peu ambiguës au Brésil: en même temps qu’il créait des programmes de protection, le gouvernement Sarney laissait se dérouler une ruée vers l’or en Roraima et projetait de réaliser le programme militaire «gouttière nord», dont l’une des mesures principales proposait l’implantation de colons dans toute la partie nord de l’Amazonie brésilienne; le gouvernement Fernando Henrique Cardoso, bien que créateur de très nombreuses Unités de Conservation, redémarra dans le même temps le programme de Réforme agraire, généralement par la distribution de terres publiques et le plus souvent en Amazonie, promouvant par là-même une forte déforestation…

Cette ambiguïté montre bien la complexité des vues du Brésil sur «son» Amazonie et la question de la déforestation. Car si, d’un côté, l’opinion publique brésilienne est opposée au phénomène et soutient la lutte d’ONG écologistes locales, d’un autre, elle refuse tout diktat venu de l’étranger sur ce que les Brésiliens devraient faire de l’Amazonie. Au niveau local, les dénonciations des «entraves mises par l’étranger au développement du Brésil sous prétexte d’écologie», bien que folkloriques, sont encore plus vives et doivent être prises en considération car elles nourrissent un ensemble de représentations et de comportements politiques qui vont jusqu’au Parlement de l’Union. On en voudra pour preuve la lutte extrêmement violente qui y eut lieu autour de la révision du «code forestier», lequel impose aux propriétaires de terres en Amazonie de laisser au moins 50% de leur propriété en forêt. La volonté du gouvernement de monter ce chiffre à 80% déclencha un tir de barrage de la part des grands propriétaires ruraux, de telle manière qu’aujourd’hui encore la question n’est pas tranchée par le pouvoir législatif(11) (De Mello, 2002).

Récemment élu (2002), avec le soutien de la plupart des ONG «vertes», le gouvernement du président Lula ne semble pas pouvoir résoudre la dichotomie qui marque la position officielle: d’un côté, il fait largement entrer les représentants des mouvements écologistes au ministère de l’Environnement et prône une politique centrée sur le «développement durable» en Amazonie(12) et, de l’autre, il donne son plein appui à la culture du soja, grande pourvoyeuse de devises dont le Brésil a besoin.

Depuis les années des gouvernements militaires, il n’existe pas de politique intégrée de l’Amazonie, chaque ministère y développant ses programmes, souvent de manière contradictoire (De Mello et Théry, 2002). Dans les faits, c’est à une véritable partition de l’espace amazonien que l’ensemble de ces initiatives est en train de parvenir (carte 3). Au sud et à l’est se trouvent les régions dont l’intégration dans un système économique fondé sur l’agriculture classique n’est plus remise en question. S’y posent uniquement les questions de la gestion de cet espace afin de maximiser sa capacité de production (c’est le sens du débat autour de la «réhabilitation des terres dégradées») et du respect d’une quantité minimale d’aires protégées et de normes sur l’environnement. Au nord et à l’ouest se trouvent les régions de fait les plus protégées et les moins peuplées, dont tout indique qu’elles seront de plus en plus poussées vers des politiques de préservation et de gestion durable, même si les gouvernements locaux ne partagent pas toujours ces vues. Au centre, entre ces deux ensembles, se trouve une sorte de terrain d’expansion pour les deux partis, dans lequel chacun cherche à fixer une limite le plus à son avantage. Cette dynamique globale se reproduit localement, chaque sous-secteur exhibant des régions «productives» et des régions «protégées» et chacune des deux dynamiques s’y exprimant avec une force plus ou moins grande, composant une complexe géographie régionale.

Conclusion: et maintenant?

La déforestation de l’Amazonie brésilienne a changé de nature au cours de la décennie 1990, se répartissant aujourd’hui entre deux causes principales, dont il est difficile de déterminer les proportions respectives(13). La première est l’installation d’exploitations agricoles peu productives et inadaptées à l’environnement amazonien, soit de la part de petits propriétaires sans alternative, soit de la part de grands fermiers spéculant sur les terres. Principale au début de l’intégration de l’Amazonie au reste du Brésil, cette cause semble être aujourd’hui moins forte, essentiellement nourrie par l’action de réforme agraire de l’État fédéral. La seconde est l’implantation dans la région de systèmes agricoles productifs focalisés sur le soja et la viande bovine, en relation avec les grands marchés mondiaux. Cette implantation se fait de manière à maximiser la productivité, et n’a pas encore enregistré de revers majeur comme ce fut le cas des tentatives précédentes(14). Elle bénéficie du dynamisme du Brésil en matière agricole et constitue une source importante de devises pour le pays.

Ballotté entre la tentation nationaliste d’une politique d’intégration, les intérêts économiques en jeu et les gros efforts en faveur de la protection de l’environnement qu’il fait depuis dix ans, l’État brésilien semble aujourd’hui rechercher une organisation rationnelle du territoire, donnant à chacun son espace. Cependant, devant la rapidité des mutations en cours et le fait que, pour la plupart, elles ne sont pas impulsées par l’État mais dirigées par des acteurs privés, on peut se demander quelle est la capacité réelle du gouvernement à atteindre ce but. Les initiatives basées sur la valorisation économique de la forêt «en pied» rencontrant peu d’écho, il ne lui reste souvent comme ressource que de classer d’amples surfaces en Unités de Conservation, seule barrière qui semble à peu près retenir le flux, mais au prix de conflits locaux parfois violents et d’une incompréhension croissante (et proportionnelle à leur efficacité) entre les services du ministère de l’Environnement et les populations locales. Si la forêt n’est plus aujourd’hui vue comme un inconvénient, comme dans les années 1970, elle est encore pour une large part plus un problème pour le Brésil qu’une solution.

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